A l’occasion des 30ans de Valérie, nous avions eu l’occasion de découvrir la fabuleuse cuisine de l’Air du Temps, restaurant de Sang-Hoon Degeimbre, chef de file de la Nouvelle Cuisine Wallonne et fondateur de GenerationW. Ce repas fut un instant mémorable, mais un moment de partage à deux, une introspection qui n’a pas vocation a être partagée et qui reste, encore à ce jour, notre souvenir de restauration le plus délicat.
Ce dont je vais vous parler aujourd’hui est une toute autre expérience vécue en ce début d’avril à l’Air du Temps, toujours dans l’émotion – concept qui reviendra souvent avec San – mais dans une logique de partage, de fraternité, dans une atmosphère résolument tournée vers l’échange.
Quatre Mains, Deux réalités, Un don
Il s’agit bien d’un Dîner à quatre mains organisé par San qui est le sujet du jour, rapporté toujours à ma manière, par ce que je ressens plus que par description pure et technique. Le principe, de plus en plus à la mode, du Dîner à quatre mains est assez simple en soi, il s’agit d’une invitation faite par un Chef à un autre Chef, pour créer l’espace d’une soirée un menu spécifique et qui n’a pas vocation à être reproduit.
Mais à l’image de sa Cuisine, derrière une apparente simplicité vers laquelle il tend de plus en plus (sans avoir pu goûter sa cuisine d’il y a 8ans, elle me semble moins dans la technicité à l’ibérique mais jongle plus entre Copenhague et Barcelone aujourd”hui..), San recherche l’excellence dans ces moments, aussi il ne choisit que des invités qui lui évoquent quelque chose, avec qui il ressent un feeling particulier. Il pourrait certainement s’offrir des noms établis et très vendeurs en France et en Belgique, mais laisse plus son coeur parler, comme en témoigne l’invité de ce jeudi, peut-être un peu moins connu dans nos contrées : Nicolai Nørregaard, chef du restaurant Kadeau.
J’ai beaucoup lu et vu concernant Nicolai avant le repas de jeudi, je m’étais fait une image mentale assez précise, mais fausse, sur la fusion des réalités de leurs Cuisines. Car non, un Dîner à 4 mains n’est pas une expérience où les particularités s’effacent, mais où elles s’expriment dans un dialogue entre les Chefs tout comme 2 grand jazzmen improviseraient ensemble : une harmonique très bien maîtrisée mais qui n’exclut pas les envolées de chacuns, parfois en accompagnement, parfois en s’entrechoquant.
Un repas de la sorte est un don que nous ont fait Nicolai et San, car c’est bien de cela qu’il s’agit. Là où un menu est le fruit d’une étude minutieuse et se veut cohérent et répété, un dîner quatre mains est un moment de création instantanée où les Chefs nous montrent leur créativité, laissant place a l émotion plus que la réflexion, et acceptent également de montrer leurs faiblesses…
Bornholm-en-Refail, le Terroir Inspirant
Kadeau, Air du Temps, deux restaurants voisins de 800kilomètres. Voisins car ils redéfinissent la notion de distance : un amour partagé de leur terre, même si loin l’un de l’autre, en font des Cuisiniers partageant une philosophie et un amour de la Terre communs. L’île de Bornholm est entourée d’eau, celle de San de terres agricoles, mais chacune des cuisines semble prendre racine dans l’environnement immédiat du restaurant, prenant parti de leur Terroir brut avec grand respect, jusque dans la cuisine où l’Homme s’efface derrière son environnement tel un peintre derrière son oeuvre, ils veulent être la signature qui magnifie leur produit et non le docteur Frankenstein tentant de créer à son image.

© Marie Louise Munkegaard for www.kadeau.dk
A Eghezée, Benoît Blairvacq, ancien banquier reconverti dans le maraîchage, est aux commandes du potager de 5ha (3 en culture, on respecte la terre par la rotation, base des beaux produits). Très connaisseur, aussi cueilleur – la cueillette est un peu le maraîchage primaire, où la Nature nous donne ce qu’elle peut, à son image – Benoît parle de de son métier avec passion, et quand il en parle, c’est son corps qui nous parle de son Amour des plantes, il s’illumine lorsqu’il nous conte ses premiers semis, du travail printanier qu’il attend impatiemment, de ses souvenirs de jeunes plants sur les fenêtre de la banque qu’il dirigeait alors.
Un signe qui ne trompe ni dans le chef de Degeimbre ni dans celui de Nørregaard et Kofoed est la conservation des légumes via toutes les techniques ancestralo-modernistes (fermentation entre autres) qui reprennent la vision créatrice d’une certaine cuisine de contrainte dont Stéphane Diffels m’avait déjà parlé. En plus de donner un nouvel octave au répertoire gustatif de ces produits, ce type de conservation permet de profiter sur des périodes beaucoup plus longues des propres productions.
Le Vin, un partage tout Naturel
Lorsque j’ai vu sur leur site la carte des vins du Kadeau, j’ai souri : Magnus (le sommelier) est un amateur affirmé de Bourgogne fins et de vins du Jura, dans un style nature mais maîtrisé. Ca tombe bien, quand on sait que le sommelier attitré de San, Maxim de Muynck, est aussi un amateur de vins très fins, les Rieslings (allemands entre autres), Pinots et autres vins fins sont aussi son dada. Est-ce un hasard que ces 2 Cuisines s’accordent avec les mêmes types de vins? Je pense clairement que non, et que l’on retrouve dans les 2 cas un refus affirmé du fard qui recouvre la réalité, du maquillage grossier, tout en réfutant également le dogmatisme qui divise au lieu de rassembler.
La latitude laissée par les Chefs aux sommeliers est également très intéressante et dans le cas de San marque la confiance qu’il a en son équipe. Bien qu’il soit lui-même sommelier de formation, il se repose les yeux fermés sur Maxim dans les choix, parfois en accompagnement parfois bien rock and roll, d’accords mets et vins. En discutant avec Magnus, j’ai pu constater le même engouement envers les accords, envers la nécessité de fantaisie maîtrisée entre le plat et le vin.
Un Ballet à quarante Mains
Tout qui me lit sait que je n’aime pas analyser techniquement un repas, même si dans un article connexe je présenterai le superbe menu dont nous avons profité, mais comment ne pas parler de ce magnifique ballet que nous ont offert la vingtaine de cuisiniers sur place. En ces temps où la Terreur des Chefs est médiatisée dans certains médias, je dois dire que je n’ai jamais vu une brigade si calme, coordonnée et zen que ce que j’ai vu (et encore, ils avaient des “intrus” dans la cuisine!). De notre table, jouxtant idéalement la cuisine, j’avais une vue directe sur la maîtrise des gestes confinant à une chorégraphie calme et rythmée, où chacun a sa, ses places dans une atmosphère de travail positive. Les 2 équipes ne nous mentent pas dans nos assiettes, elles appliquent bien leur philosophie de positivité naturelle depuis l’éclosion de la graine jusqu’à son dressage après cuisson.
J’insiste sur le rythme qui, s’il est zen, est soutenu, car à l’instar de Ronaldo qui dribblait et dépassait ses adversaires en donnant l’impression de marcher, les cuisiniers et serveurs nous ont offert pas moins de 19 créations, du jus de bouleau de bienvenue au pain perdu de fin, sur un tempo jamais dissonant. La maîtrise sous-jacente est juste énorme. J’ai eu l’occasion de parler avec quelques membres de l’équipe de San, et il s’avère que ce dernier a un don pour ne pas se limiter au CV écrit mais faire confiance à son instinct pour trouver les bonnes personnes qui donneront tout dans un esprit de donner-recevoir pour le restaurant (Oh tiens, il a le même comportement avec ses légumes : peu importe le nom ronflant, c’est l’authenticité qui le touche).
Le Bonheur déroutant
J’en parlais au début, un repas à 4 mains, à la différence d’un menu réfléchi, est un chemin tortueux vers le bonheur gustatif. Déroutant comme une composition free Jazz, les plats qui nous ont été proposés ont joué sous des registres différents, allant de l’harmonie des saveurs planante à la dissonance digne de Stockhausen, et chacune des personnalités s’affirmait sur certains plats.
Le jeu du 4 mains est régi par quelques règles comme les produits imposés, ici l’huître et l’asperge, qui obligent à l’inventivité exacerbée dans certains cas, comme l’a bien montré San avec une stratosphérique et couillue création d’agneau et chou kale en trompe l’oeil d’huître, où la viande à peine pochée était mélangée avec la saveur iodée de l’huître pour donner un mélange détonnant en bouche. Très surpris à la première bouchée, j’ai ressenti un manque d’en avoir plus 5 minutes seulement après le plat : du génie.
Les 2 signatures étaient bien distinctes, cuisines moins proches que ce que je ne pensais, mais l’apothéose qui lui fut bien un plat 4 mains fut aussi géniale : Un riz /ail noir/ cassis /chicons / pluma en trompe l’oeil de tartare de boeuf était d’une profondeur de goût et d’une évidence juste géniale.
Indélébile évanescence
Après ma (très courte) nuit suivant le repas, je me suis réveillé entre deux sentiments : je n’aurais pas été capable de réciter exactement les plats dégustés la veille ou les vins bus, mais je suis certain qu’une marque indélébile est ancrée en moi après cette soirée. Et ce genre de mémoire se grave après des évènements où l’émotion est présente.
Après quelques minutes de réflexion, le constat était posé : un repas chez Sang-Hoon Degeimbre a le pouvoir de redéfinir ma notion d’evanescence, de la rendre éternelle.
Air du Temps un jour, Air du Temps toujours.
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